L'histoire semble aller de soi. Pourtant, prononcer "l'évidence de l'histoire " n'est-ce pas aussitôt ouvrir un doute : est-ce si évident, après tout ? L'évidence est le fil conducteur de ces pages qui interrogent le statut du récit historique, l'écriture de l'histoire, la figure de l'historien, à la fois chez les anciens et chez les modernes, de la Méditerranée ancienne à la France de la fin du 20e siècle. Depuis qu'Hérodote a fait appel à l'historia (comme procédure venant se substituer à la vision octroyée par la muse au poète inspiré), l'histoire est devenue une affaire d'¦il et de vision et n'a cessé de travailler sur le partage entre visible et invisible. Voir et dire, mais aussi dire et faire voir - en faisant du lecteur un spectateur - : tels ont été depuis lors quelques-uns des problèmes qui ont constitué l'ordinaire des réflexions de l'historien. Consacrée à l'historiographie moderne, la seconde partie du livre suit la même interrogation. C'est bien cette frontière entre res gestae d'une part et historia rerum gestarum de l'autre que les historiens modernes questionnent. Pour eux aussi, l'histoire est une affaire d'¦il et de vision : parvenir à la vue réelle des choses, en voyant plus loin et plus profond. Mais la conjoncture de la fin du 20e siècle, avec la domination du présent, semble mettre en question l'évidence de l'histoire.
Au commencement, il y a Ulysse, celui qui a tout vu, jusqu'aux confins des confins. D'autres le suivent, se réclamant de lui, voyageurs effectifs ou fictifs, nous emmenant en Égypte, au coeur de la Grèce, à Rome ou autour du monde. Jamais aucun ne s'intéresse vraiment aux sagesses étrangères, pour elles-mêmes, dans leur contexte, dans la langue qui les expriment. Leur voyage est à l'image de l'Odyssée, dont Emmanuel Levinas disait qu'elle ne fut «qu'un retour à l'île natale - une complaisance dans le Même, une méconnaissance de l'Autre».Pourtant, ces voyages instillent le doute sur les accomplissements des Grecs, quand se découvre la sagesse égyptienne, ou que triomphe Rome, maîtresse de l'univers. C'est que, première société au monde à décider que la loi ne sera pas reçue des Dieux, mais élaborée par les hommes, la cité grecque, en s'instituant, a inventé l'histoire. L'histoire qui mesure l'apport des Grecs à ceux des autres civilisations : en disant l'autre, en le visitant, les Grecs s'interrogent, s'affirment, se posent ou doutent d'eux-mêmes, tout en demeurant, jusque dans la comparaison, les maîtres du jeu.Ambassadeurs de certitudes ou colporteurs de doutes, les voyageurs, ces hommes-frontières, expriment toujours l'inquiétude d'une identité tremblée, avec, récurrente, la question : qui sommes-nous, les Grecs ?
Un pupitre, un poste de radio, un livre de bord, des cartes et quelques ouvrages : le décor est planté. Dans la chambre de veille, petite pièce située au centre des phares, le gardien prend son quart. C'est ici, dans cet espace aveugle mais ouvert, que s'élabore son savoir sur le monde. Historien et amoureux de la mer, François Hartog est un veilleur à sa façon : un guetteur du temps. Pour la première fois, il revient ici sur son parcours et ses choix intellectuels. Il évoque ses parents, ses années de lycée en pleine guerre d'Algérie, Normale Sup' et sa troupe de théâtre, puis la rencontre avec ses maîtres : Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Michel de Certeau... Il se souvient de sa traversée de l'océan Indien sur un vieux cargo, de Mai 68 et des désillusions qui ont suivi, des amis qui se sont engagés. Que signifiait alors le choix de l'étude de la Grèce ancienne ? Pourquoi n'a-t-il cessé de franchir des frontières, entre l'histoire et l'anthropologie, entre l'Antiquité et le contemporain, entre des espaces et des temps différents ? Comment l'Histoire, enfin, est-elle devenue la question d'une vie ? Réflexion au long cours sur le temps et regard distancié sur le monde actuel, ces entretiens révèlent le parcours singulier d'un historien majeur de notre époque.
"Ô muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif : celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages, souffrant beaucoup d'angoisses dans son âme sur la mer pour défendre sa vie et le retour de ses marins sans en pouvoir sauver un seul..." Faut-il présenter ce "très vieux poème" ? Il suffit probablement de reprendre cette dernière phrase de l'Avertissement de Philippe Jaccottet : "Il y aura eu d'abord pour nous comme une fraîcheur d'eau au creux de la main. Après quoi on est libre de commenter à l'infini, si l'on veut."