Sans doute faut-il préciser l'objet qui donne son titre à ce livre. Le temps du paysage ici considéré n'est pas celui où l'on a commencé à décrire dans des poèmes ou à représenter sur des murs des jardins fleuris, de sombres forêts, des montagnes majestueuses, des lacs paisibles ou des mers agitées. Il n'est pas non plus celui de la naissance et des transformations de ce mot ou de ses équivalents dans d'autres langues. Il est celui où le paysage s'est imposé comme un objet de pensée spécifique. Cet objet de pensée s'est constitué à travers des querelles concrètes sur l'aménagement des jardins, des descriptions minutieuses de parcs ornés de temples à l'antique ou d'humbles sentiers forestiers, des récits de voyages à travers lacs et montagnes solitaires ou des évocations de peintures mythologiques ou rustiques. Et ce livre en suivra les détours. Mais ce qui se forme à travers ces récits et ces querelles, ce n'est pas simplement le goût pour un spectacle qui charme les yeux ou élève l'âme. C'est l'expérience d'une forme d'unité de la diversité sensible propre à modifier la configuration existante des objets de pensée et des notions propres à les penser. Le temps du paysage est celui où l'harmonie ou la dysharmonie présentée par les jardins aménagés ou par la nature sauvage contribue à bouleverser les critères du beau et le sens même du mot art. Ce bouleversement en implique un autre qui affecte le sens d'une notion fondamentale, dans l'usage commun comme dans la réflexion philosophique, celle de nature. Or on ne touche pas à la nature sans toucher à la société qui est censée obéir à ses lois. Et le temps du paysage est aussi celui où une certaine harmonie du spectacle des champs, des forêts ou des cours d'eau s'avère propre à métaphoriser l'ordre qui convient aux sociétés humaines.
Les études réunies dans ce volume constituent la première exploration systématique de la question du temps par Jacques Rancière.
Dans le retour des pensées critiques d'aujourd'hui, l'interrogation sur le temps est une figure constante, que l'on songe à la notion d'« événement » ou aux débats inusables sur la modernité et la postmodernité.
Le temps est aussi un problème qui a accompagné toute l'oeuvre de Rancière, à travers le temps arraché par les ouvriers de La Nuit des prolétaires, les nouvelles figures du temps inaugurées par la modernité littéraire, ou encore les politiques de l'image dans les cinémas de Bresson ou Straub.
Comment lutter contre les diverses formes d'oppression et sortir d'une logique défaitiste ? Jacques Rancière rappelle que l'idée de révolution moderne, réactualisée à chaque insurrection, s'inscrit dans une redéfinition sensible des rapports sociaux. La radicalité du mouvement des places tient finalement dans sa capacité à créer et consolider « des formes de dissidence subjective et des formes d'organisation de vie à l'écart du monde dominant ».
«Parler du politique et non de la politique, c'est indiquer qu'on parle des principes de la loi, du pouvoir et de la communauté et non de la cuisine gouvernementale.Le politique est la rencontre de deux processus hétérogènes. Le premier est celui du gouvernement. Il consiste à organiser le rassemblement des hommes en communauté et leur consentement et repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions. Je donnerai à ce processus le nom de police.Le second est celui de l'égalité. Il consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui et par le souci de la vérifier. Le nom le plus propre à désigner ce jeu est celui d'emancipation.»Jacques Rancière.
Dans cet essai, l'auteur interroge le projet qui anime des auteurs comme Flaubert, Mallarmé ou Proust et qui fonde l'acception contemporaine de la littérature. Il analyse la contradiction qui traverse la littérature, rencontrant ainsi le défi d'une parole démocratique qui s'émancipe des règles codifiant son usage.
Il est question dans ce livre de voyages, de ces contrées toutes proches qui offrent au visiteur l'image d'un autre monde. À travers quelques voyages qui sont ceux de Wordsworth, traversant la Révolution française, de Büchner croisant un pèlerin de l'Utopie saint-simonienne, de Michelet ou de Rilke rêvant de vie réconciliée devant la servante ou l'ouvrière, d'Ingrid Bergman enfin qui incarne la femme du monde découvrant l'autre côté de la société, Jacques Rancière s'interroge sur ces signes par lesquels la réalité se fait reconnaître au regard curieux comme exemplaire de l'idée et sur la façon dont une pensée trouve à s'incarner dans un paysage ou une scène vivante à présentifier un concept.
Ces Courts Voyages nous invitent ainsi à repenser les rapports entre les images et les savoirs, l'utopie et le réel, la littérature et la politique.
« Il n'y a pas de livre là-dedans ; il n'y a pas cette chose, cette création, cette oeuvre d'art d'un livre, organisé et développé, et marchant à son dénouement par des voies qui sont le secret et le génie de l'auteur ». C'est ainsi qu'un critique français, en 1869, juge L'Education sentimentale. On prendra ici la critique au sérieux : les fictions emblématiques de la modernité littéraire sont d'abord apparues comme la négation de ce qui faisait depuis Aristote le principe même de la fiction :
La construction d'un enchaînement d'actions selon la nécessité ou la vraisemblance.
« Le livre où il n'y a pas de livre », cette révolution dans la fiction témoigne d'un bouleversement qui remet en cause l'excellence de la forme de vie d'une catégorie privilégiée d'humains.
Elle atteste la possibilité pour n'importe qui de vivre n'importe quelle forme de vie.
À travers quelques exemples significatifs empruntés à Flaubert, Conrad, Virginia Woolf, Keats, Baudelaire ou Büchner, le livre montre comment cette révolution se traduit dans les formes de la fiction, quels problèmes elle pose à son achèvement et comment la démocratie qu'elle institue se rapproche ou se sépare de celle qui est en jeu dans la politique et dans la société.
Premier livre de Jacques Rancière aux éditions Nous et premier livre critique en France consacré à l'oeuvre de Philippe Beck. Avec Le sillon du poème les éditions Nous poursuivent leur travail d'éclaircissement du rapport entre poésie et philosophie.
Dans ce livre Jacques Rancière s'intéresse plus que tout à ce que fait la poésie de Philippe Beck. Ce qu'elle fait au langage dans la pratique du poème, ce qu'elle fait à la fois à la pensée comme intervention sur le langage, et à la politique par sa manière de mettre des mots en commun à l'adresse d'une possible communauté. Il éclaire le travail de re-poétisation du poétique effectué par Beck, qu'il s'agisse de sa façon de réveiller la poésie latente dans la prose - celle des contes populaires ou des recensions critiques - ou de la manière dont il réactive des genres supposés défunts ou désuets - de l'idylle au poème didactique. Rancière insiste sur le noeud langage-penséecommunauté en partant de la combinaison qu'opère Philipe Beck entre le lyrique au sens large et le travail critique.
Pour ce faire, il s'arrête sur les opérations formelles pratiquées par Beck sur les textes (interprétation, verticalisation, densification), et désigne l'idée de dégel de la langue comme utopie de la poésie et assignation à la protestation contre un état du monde. Cette protestation est dans la forme d'une obstination. Obstination qui consiste à penser que la poésie est un mode du discours qui importe à la pensée elle-même, et obstination à penser la poésie comme une histoire sur laquelle il faut toujours revenir pour la continuer.
« Mallarmé n'est ni l'esthète en mal d'essences rares et de mots inouïs, ni le penseur silencieux et nocturne du poème trop pur pour être jamais écrit. Il est le contemporain d'une république cherchant les formes d'un culte civique remplaçant la pompe des religions et des rois. Si son écriture est difficile, c'est qu'elle obéit à une poétique exigeante, répondant elle-même à une conscience exceptionnelle de la complexité d'un moment historique et du rôle que doit y jouer le poème. Difficulté légère comme les jeux d'une petite sirène habile à tromper la faim d'un ogre.» Jacques Rancière
La première question philosophique est une question politique : qui peut philosopher ? Pour Platon, les citoyens doivent accepter un « beau mensonge » : la divinité a donné aux uns l'âme d'or des philosophes, aux autres l'âme de fer des artisans. Si les cordonniers ne s'occupent que de leurs chaussures, la cité sera en ordre et la philosophie protégée de la curiosité des « bâtards ».
Au XIXe siècle, les cordonniers s'agitent et des philosophes viennent proclamer le grand changement : le producteur désormais sera roi et l'idéologue esclave. Pourtant, à suivre le parcours de Marx, la science du nouveau monde prend une allure déconcertante : le "vrai" prolétaire est toujours à venir, le Livre interminable, et le savant récuse tous ceux qui tentent d'appliquer sa science.
Sartre affronte le paradoxe : l'ouvrier devient le gardien absent du monde du philosophe, et ce dernier doit loger ses raisons dans les raisons du Parti. Chez Bourdieu, la critique supposée radicale des distinctions culturelles et des illusions philosophiques n'exprime plus que l'ordinaire d'un ordre où la démocratie s'est abîmée en sociocratie.
Le philosophe n'est plus roi. Mais le professionnel de la pensée s'assure à bon compte d'un regard "lucide" sur l'aveuglement de son voisin, pour la bonne cause d'un peuple toujours prié de rester à sa place.