«Moi mes secrets je me garde de les abandonner dans l'herbe, les laisser prendre racine en plein vent, pour que le premier venu sans peine me les arrache et s'en repaisse avec l'écoeurante gloutonnerie du malfrat qui, vous ayant mis à nu, ne songe plus qu'à vous tenir à sa merci, exploitant votre honte ou votre légitime pudeur pour chaque jour vous avilir un peu plus. Non, les moins infâmes je les tiens bien au froid sous mon coeur de pierre ; les plus obscènes dorment dans les soutes à charbon de mon âme, en compagnie d'abjections anciennes et de délires plus récents mais guère mieux avouables. Ainsi je m'offre bonne conscience à petit prix et pour le reste, le carnaval du quotidien, je montre dans la rue le masque de qui mérite cent fois de marcher tête haute.»
« Maintenant écoutez-moi, voici une véri- té dont je puis vous assurer pour l'avoir de longtemps éprouvée: on ne voyage bien en fait qu'au café, en compagnie d'un pana- ché, d'une verte, d'un Cinzano ou d'un pe- tit noir arrosé si vous préférez; un modeste reginglard de charbonnier ferait d'ailleurs tout aussi bien l'affaire. Table de bois, pichet auquel se réfère la main même si l'on n'a pas soif, chaleur enveloppante de la discrète musique du zinc souvent en sourdine sur le coup de neuf heures du matin, froissement des pages du journal que susurre un vieux de la vieille tout en lisant tandis qu'à ses côtés et l'air réfléchi un autre bourre avec applica- tion sa pipe à gros fourneau d'un paquet de gris. »
«À quoi bon ma vie immobile dans ce trou noir, je me dis, quand partout alentour s'agitent des ingénieurs en aéronautique, parcourent en tous sens la planète Messieurs les Administrateurs des Îles Éparses et que des experts assermentés près les tribunaux expertisent tandis qu'ailleurs attaquent formidablement des banques des bandits prodigieux ? Vrai, comment ne pas se demander ce que l'on est venu faire là au milieu et d'où nous vient cette audace de respirer le même air qu'eux ? Il est déjà fort tard dans la nuit quand, sous le couvercle de ma boîte de camembert, je parviens à réduire tous ces gens importants en bouillie et ramener leurs prétentions au niveau des miennes ; alors, adieu plomberie existentielle ! je glisse enfin vers le sommeil, tel un lézard sous la lune, lentement avançant sur ses petites pattes à la recherche de trèfles à quatre feuilles dans le gravier des cimetières.»
«Au cours de la longue évolution de l'espèce ayant abouti à l'humain, souvent j'en suis venu à me mordre les doigts de n'avoir su rester, en ce qui me concerne, à scolopendre ou coccinelle, modestement m'être arrêté à margouillat paressant au soleil du côté de Sokoto m'eût certainement suffi et sans doute autrement combler que déboucher brutalement et sans préparation aucune sur la condition d'homme pour laquelle je n'ai jamais montré une très grande aptitude ni même le minimum des qualités requises, ce qui m'a longtemps laissé assez désorienté et, aujourd'hui encore, bien que cette drôle d'expérience approche pour moi le bout de l'impasse, j'en suis toujours à m'interroger sur la réelle nécessité qu'il y avait à me dresser sur mes deux pattes de derrière et aller de la sorte des années durant parmi mes congénères plutôt que demeurer tranquillement à croupetons au milieu des crapauds du bocage.»
«Je ne sais pas ce qui se passe dans le Montana mais jamais personne ne m'écrit de là-bas. Je ne demande pourtant pas à recevoir des lettres de plusieurs pages en provenance directe d'Helena, la capitale ; non, mes espérances sont plus modestes et un simple mot, même d'un type perdu dans les Rocheuses, ferait parfaitement l'affaire. Sur les 808 100 habitants de cet Etat qui compte quelque 381 000 km>2, il devrait bien se trouver au moins un individu pour s'inquiéter de moi et me donner des nouvelles du Montana... Et puis, je me dis que peut-être personne n'a mon adresse dans le Montana, même une adresse très approximative. Après tout, ce n'est pas là une hypothèse complètement absurde. On pourrait aussi imaginer que pas un des 808 100 habitants n'a entendu parler de moi, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, et que là-bas le fait même que j'existe reste encore ignoré de tout le monde. Pourquoi pas !...»Pierre Autin-Grenier.
Retrouvés dans un petit calepin bleu, 41 aphorismes inédits de Pierre Autin-Grenier pour donner suite à l'ouvrage paru en 2010 « Le poète pisse dans son violon ». L'ensemble est augmenté de la reproduction de quelques-unes des pages manuscrites de ce calepin
"Un titre pareil, ça pose. Mais rien d'étonnant, lorsqu'on l'accole à celui de son auteur. Ce sont des aphorismes de 1995 restitués une quinzaine d'années plus tard, et qui n'ont rien perdu de leur côté vachard, acerbe, vantard, macho, ironique et souvent désopilant. C'est aussi une manière assez rare chez Autin-Grenier, lui qui aime cultiver les textes assez courts, mais tout de même, quelques pages, il retourne son lecteur en deux ou trois lignes, telle une sentence inouïe de derrière les fagots. C'est parfois absurde, insolite, loufoque. Sans doute ce que je préfère. L'ensemble reste assez régulier, sans trop d'écart de qualité. On a du mal à choisir, et d'abord pour ne pas déflorer, mais bon, une petite pour le route, pour donner un goût dans la bouche... J'attends toujours qu'un agnostique un peu roublard et rigoleur fasse don de son âme à la science." © Décharge 2010.
«Lorsqu'ils se trouvèrent à nouveau réunis dans la minuscule mansarde, personne n'osa profaner d'aussi lourdes minutes de silence. Effarés, les yeux écarquillés au-delà du visage, bouche bée, ils demeurèrent immobiles indéfiniment, les bras ballants, cou tordu au ciel, à contempler, pantois, la déconcertante apparition... À un vague sentiment de malaise succédait imperceptiblement la sensation de plus en plus envahissante de succomber doucement au charme de quelque prodigieux envoûtement. Étourdissante extase à laquelle tous les six s'abandonnèrent bientôt corps et âme, parfaitement éblouis par la majesté divine de l'impressionnant personnage. On eût dit la beauté debout. Drapée à l'antique d'une ample étoffe plissée dans le bronze, l'allure sévère quoique bienveillante, la colossale statue rayonnait comme soleil captif entre les quatre murs pourris de ce galetas privé de toute lucarne. Elle occupait entièrement l'espace, dressée du sol à la charpente, et par ses dimensions mêmes semblait interdire qu'on l'approchât. Émanait de l'imposante déesse une étrange impression de défi et de détresse.» Pierre Autin-Grenier.
?Réédition augmentée de 11 inédits et d'une illustration en couverture de Georges Rubel d'un livre paru en 1990 aux éditions Le Dé bleu, puis en Folio en 2005. La densité d'écriture, la petite musique du styliste qui joue de l'humour noir et de la dérision, voire du fantastique, ajoutées à la force de ses évocations, classent ses textes dans le registre de l'expression poétique que l'auteur, d'ailleurs, affirme première pour lui, et fondatrice. Au demeurant, la forme n'en reste pas moins celle du journal : à chaque jour son texte, du 17 janvier au 16 janvier de l'année suivante. Les amateurs de cet auteur désabusé (mais pas désengagé) y retrouveront sa voix, qui masque le désespoir sous des pirouettes, règle ses comptes avec l'enfance et le monde comme il va (mal).
Là-haut, la vieille s'en est allée à jamais.
Elle nous a laissé ici-bas une maison peinte de bleu délavé, remplie de bric à brac et empreinte de poésie. il faut à présent vider les lieux de leur mémoire. les déménageurs sont à pied d'oeuvre et vont, de surprise en surprise, s'égarer dans les souvenirs d'une vie vouée au malheur et à la peine. ce sont ces découvertes cocasses, angoissantes ou sublimes mais toujours pleines d'humanité, que nous conte pierre autin-grenier sous le pinceau à la fois généreux et complice de ronan barrot.
Pierre Autin-Grenier savait qu'il allait nous quitter. Alors il a préparé avec soin ce livre, celui qui paraîtrait de manière posthume. On y retrouve tout PAG : son style impeccable, son humour noir si caractéristique, sa tendresse aussi et son oeil ouvert sur le monde tel qu'il ne va pas. Mais il a également voulu ce livre comme une sorte de bilan, l'ultime inventaire de la vie d'un écrivain. PAG a tiré sa révérence, mais il l'a fait avec élégance, en nous laissant ce dernier cadeau.
Anthelme Bonnard en a ras la casquette, il s'étonne, s'inquiète, secrètement s'insurge. Ca a commencé par l'intrusion intolérable du Candidat dans son salon, la lente mais implacable extinction de la gent féminine du quartier, la disparition de plus de 70 des Martin, l'étrange assassinat d'un nain dans l'escalier... Mais quand on vient chercher manu militari l'étudiant des Beaux-Arts du troisième parce qu'il possède un couteau suisse vert avec tire-bouchon, quand d'autres sont pareillement inquiétés pour avoir osé lire dans un lieu public un ouvrage de fiction pourtant entouré du bandeau obligatoire 'Lire peut entraîner des lésions cérébrales graves' ou quand deux titis un peu basanés se font piéger comme des moineaux au sortir de l'école, alors Anthelme se demande s'il ne serait pas temps de songer à la résistance, voire à utiliser carrément le trancheflic soixante-huitard que la couturière du deuxième tient planqué dans sa cuisine...
Qu'est devenue Elodie Cordou ?
Où a-t-elle disparu ?
Pierre Autin-Grenier se lance à sa recherche et, dans les méandres de sa mémoire, le portrait, peu à peu, se dessine en creux : la pesanteur d'une famille de notables, le joug du pouvoir et de la finance et, par-dessus tout, un amour de la peinture confinant à la folie, seule échappatoire aux engluements de la bourgeoisie et aux puissances de l'argent.
Le dialogue s'instaure alors entre l'écrivain et le peintre, unis dans la quête d'un personnage de fiction que Ronan Barrot se plaît à confondre en peinture.
Sitôt qu'entrée dans ma vie Élodie l'occupa tout entière, inspirant la part la plus secrète de mes pensées, guidant sans violence mon âme aveugle vers plus de clarté, par sa force de caractère et le raffinement de ses manières tout à la fois me révélant peu à peu à moi-même.
Qui donc est Élodie Cordou ? Une muse, une inspiratrice qui obsède l'écrivain ? Un personnage fascinant doué d'une capacité surnaturelle à pénétrer physiquement les toiles des plus grands maîtres ? Une mise en abyme de la création elle-même ?
Élodie Cordou, une présence donne à lire deux nouvelles variations sur cette mystérieuse héroïne, à laquelle Pierre Autin-Grenier avait déjà consacré un livre en 2010, Élodie Cordou, la disparition.
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Pierre Autin-Grenier, qui nous a quittés en avril 2014, a toujours voué une admiration sans borne à Ibrahim Shahda, lui-même disparu en 1991. Lorsqu'il découvre ses peintures, en 1974, il lui écrit : "Je suis un jeune écrivain de vingt-sept ans, je n'ai pas les moyens comme on dit. Il faut aujourd'hui que vous me donniez une de vos toiles ou que vous acceptiez de me la céder à un prix possible pour moi.» Par-delà la vie, par-delà les brouilles, ces deux-là qui se sont aimés et s'admiraient, sont à nouveau réunis dans ce livre.
Postface de Ronan Barrot
Traduits pour la première fois en anglais (pour d'éventuels lecteurs du Montana ou des kangourous de Sydney), on retrouve dans ces dix textes composant Légende de Zakhor, ce rythme et ce style si particulier de l'auteur de « Chroniques des faits » qui, en quelques mots, quelques phrases limpides nous entraîne dans un monde où le fantastique se mêle aux rêves, folie côtoie sagesse, où le silence succède aux tempêtes, les paroles porteuses d'espoir à l'indifférence, la révolte à l'asservissement et sans cesse cette fidèle utopie d'un monde où le bleu ne serait plus une espérance mais un pays.
Traduction de Derek Munn (anglais), Rüdiger Fisher (allemand) et Fabio Scotto (italien).
Publiées en 1992 par Jean Le Mauve, à l'enseigne des éditions de l'Arbre, ces Chroniques des faits, enrichies d'illustrations originales de Georges Rubel, nous entraînent vers un espoir perdu, un doute qui prend la forme d'un monstre, des charlatans aux questions absurdes, un moine fourbe, un chien noir qui erre, rêve ; de folles ambitions, des mensonges, une envie de liberté et, derrière les mots du poète et les images de l'illustrateur, un incessant appel à la révolte.
Deux écrivains se retrouvent dos à dos.
Côté pile, Christian Garcin nous conte comment un pari lancé à la légère autour d'une gibelotte de lapin l'opposa à son ami Paul Autant-Grognard. Côté face, Pierre Autin-Grenier avoue quant à lui qu'un pari similaire, consenti autour d'une bouteille de bourgogne, fit vaciller son amitié avec Christophe Garçon. Duels d'écrivains ou combats de coqs ? Les libraires font office d'arbitres et les éditeurs comptent les points.