Omniprésente dans le débat public, la qualification d'extrême droite est le plus souvent rejetée par les mouvements visés, et sa pertinence est parfois aussi remise en cause en tant que catégorie d'analyse utile. Sans nier la diversité des mouvements et des idées d'extrême droite, le numéro 152 des Cahiers d'histoire, à paraître au printemps 2022, interroge la notion d'extrême droite à travers des exemples variés - France, Allemagne, Espagne, Italie et États-Unis. L'analyse de longue durée démontre que, même lorsqu'elle se présente sous des abords respectables, l'extrême droite puise dans des traditions historiques identifiables qui revendiquent une critique de la recherche du consensus démocratique, font l'éloge de la radicalité et, souvent, de la violence. On retrouve cette brutalité dans les discours, mais aussi à travers nombre de pratiques politiques, qui démontrent que l'extrême droite reste un défi démocratique fondamental.
Ce dossier, qui compte 8 articles, dont un article du spécialiste britannique d'Oxford Peter Frankopan, présente une vision chronologiquement étendue des Routes de la Soie, ces routes de commerce qui ont relié depuis la nuit des temps l'Europe à l'Asie, par la zone carrefour de l'Asie centrale. Le dossier aborde les circulations - de personnes, de marchandises, d'argent, d'informations et de cultures - qui se sont déployés le long de ces itinéraires chargés d'histoire. Les articles réfléchissent au rôle de ces routes dans le processus de mondialisation, et abordent la question de l'impérialisme : de l'empire mongol au XIIIe siècle aux ambitions actuelles du gouvernement chinois de créer les « Nouvelles Routes de la Soie », quels enjeux de puissance sont mis en Å«uvre à travers ces routes ? Enfin une photographe a parcouru ces routes. Il présente une contribution originale sur : « Nelson Mandela était-il communiste ? », à l'occasion du 30e anniversaire de l'abolition de l'apartheid !
La libido, faut-il en parler? Qu'est-ce que cette invention des sciences de la fin du 19esiècle, de médecins, devenus ou pas psychologues, psychanalystes, sexologues, a à voir avec le communisme? On sait que le rapprochement a d'emblée été fort et conflictuel. Concomitance de la naissance dans le vaste mouvement de renouvellement des savoirs et projets sociaux qui se déploient en même temps que les changements de sociétés qui, pour aller vite, s'urbanisent et s'industrialisent dans la fin du 19esiècle. La spécificité du présent dossier, coordonné par un collectif de sa rédaction, Olivier Mahéo, Bertrand Michel, Héloïse Morel et Thierry Pastorello, est d'inscrire l'histoire des sexualités dans l'histoire du communisme. On sait qu'il s'agit d'une histoire en intense renouvellement.
Courageux, courageuses, lecteurs et lectrices des Cahiers d'histoire, nous vous demandons de nous suivre dans des chemins faits de détours. Nous espérons ne pas vous perdre dans ces cheminements. Ne pas nous perdre non plus. Des empires africains de notre précédent dossier à ce nouveau dossier sur les usages politiques du vêtement, il ne s'agit pas pour nous d'errance bien sûr, de vains détours. Il s'agit, vous le savez, d'un patient tissage qui vise à comprendre l'entrelacement des temps et des espaces dans l'histoire. À comprendre la complexité de chaque présent social, fait de présences du passé mais aussi, toujours, de la gestation de formes nouvelles. À comprendre les interactions entre les espaces, États, territoires. La diversité des angles d'approche ne masque pas, espérons-nous, la visée de compréhension globale de formes sociales en constante instabilité, mues par des rapports de force complexes qui portent en eux toujours, en dépit des effets massifs des inégalités de puissance, leur part imprescriptible d'imprévisibilité.
2Nous retrouverons cette importance accordée à une histoire qui, pour durer longtemps, dans ses oublis comme dans ses mémoires, demande constamment à ce que le sens des réalités sociales soit repensé à travers la problématique « Nation/s-Mondialisation/s » des 4e « Rencontres d'histoire critique? ». Ces Rencontres, fin novembre?2015, placent en leur coeur cette réalité structurante de notre monde politique, l'État-nation, remodelée par la mondialisation. Comment de cadre politique émancipateur, construit à travers des révolutions, des guerres de libération nationale, la nation peut se retourner en étau xénophobe ou en structure politique contraignante privée de réelle liberté d'initiative politique, soumise aux injonctions des pouvoirs supranationaux contemporains, moteurs de la mondialisation libérale, comme l'a montré la récente situation grecque. À la fois temps du délitement, de l'effondrement d'États-nations et de panique identitaire face à ces constats, notre présent rend cruciale l'historicisation de ces processus.
L'Expo de 1937 ou « Exposition internationale des Arts et des Techniques appliqués à la Vie moderne » est-elle un sujet mince ? On peut s'interroger sur le choix d'un tel sujet pour le dossier d'une revue généraliste comme les Cahiers d'histoire. En nous focalisant sur cet objet, un événement, certes international, mais de quelques mois de durée (du 25 mai au 25 novembre 1937), serions-nous du côté de l'anecdotique ou d'une histoire en miettes ? Nous ne le pensons pas, bien sûr. L'Exposition de 1937 nous semble être un de ces observatoires propices à l'étude historienne de l'enchevêtrement des enjeux sociaux telle que nous cherchons à la mener.
D'une part, l'Exposition permet bien sûr de scruter l'année 1937. Cette année, de l'entre-deux, souvent omise des histoires un peu rapides, ce n'est pas par goût des chiffres ronds, des anniversaires qu'elle nous arrête : elle est un de ces moments qui rendent visibles combien les contemporains ne vivent pas toujours les temps que construisent les regards rétrospectifs et cela la rend particulièrement intéressante. Le dossier constitué par Pascal Guillot réunit des articles qui, tous, montrent la vigueur des engagements des différents protagonistes politiques étudiés ici, que ce soit le sénateur socialiste indépendant André Morizet, l'élu et figure du socialisme français Jean Longuet et son fils, le sculpteur Karl-Jean Longuet, ou le dirigeant politique communiste Paul Vaillant-Couturier. Tous sont engagés avec passion pour dessiner les formes à venir de la société française. Les auteurs des articles, Gilles Candar, Annie Burger-Roussennac et Pascal Guillot lui-même, en scrutant les interventions des uns et des autres, montrent combien les acteurs sont pris dans la moyenne durée d'une vie politique dont ils poursuivent les choix. Quelles opportunités pourraient être offertes par l'Exposition pour l'aménagement de la région parisienne, pour la valorisation de la « banlieue » ? Quelle place sera faite à l'une des grandes passions de l'époque, l'art des jardins ? Dans quelles conditions l'Expo pourra-t-elle être la grande occasion tant attendue de valorisation de l'art et comment pourra-t-elle être un grand moment dans la démocratisation de l'accès du peuple à toute la culture ? Les enjeux sont d'ambition politique globale et, en même temps, apparaissent profondément insérés dans le court terme de la politique nationale. Les enjeux, ce sont la place des sénateurs dans le jeu des pouvoirs nationaux, les conflits entre les architectes consacrés et les avant-gardes. C'est aussi la lutte du gouvernement de Front populaire, qui prend le relais dans la préparation de l'Exposition et sera jugé sur sa mise en oeuvre, son coût, son audience, son sens politique. Tout cela est plein de passions qui, certes, n'ignorent pas les conflits du moment, mais n'anticipent pas une série de défaites, des gauches, des pacifistes, des antifascistes et finalement de la nation France tout entière, moins de trois ans plus tard. L'exposition accueille l'Allemagne nazie et l'Italie de Mussolini, et fait à leurs pavillons une belle place. On connaît l'exhibition de puissance voulue par le régime hitlérien, dont l'aigle et la croix gammée doivent surpasser le pavillon de l'URSS, l'ouvrier et la kolkhozienne qui lui font face. Les jurys de l'exposition distribuent des prix aux différentes nations et attribuent, pour le cinéma, le Grand prix au film de propagande national-socialiste de Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la volonté, déjà primé par le régime mussolinien à la Mostra de Venise. Ceci tandis que les bombes nazies viennent d'anéantir la population de Guernica, le 26 avril, un mois avant l'ouverture de l'exposition, tandis que la république espagnole s'effondre et que le pasteur Niemöller est arrêté pour son opposition au pouvoir nazi en Allemagne le 1er juillet. Ceci tandis que le Japon, présent à travers une paisible maison de thé traditionnelle, s'empare de Pékin et de la côte chinoise. Notre regard d'historien voit surtout la guerre approchée, mais les contemporains, concepteurs comme foule se rendant à l'Expo - plus de 31 millions de visiteurs, un grandiose succès - y voient bien autre chose.
Mais l'Exposition de 1937 ouvre aussi un autre champ d'observation. Comme les précédentes expositions, mais davantage sans doute du fait de l'acuité des tensions sociales, des espoirs immenses exprimés par les peuples au lendemain de la Première Guerre mondiale, et singulièrement en France à nouveau en 1936, l'Exposition est aussi l'ambition d'une pensée consciente de la société par elle-même et la mise en oeuvre de l'expression matérielle de cette pensée. Le projet de 1937 dit l'ambition d'un temps qui est encore vécu comme celui du progrès, possiblement infini, et du développement des techniques comme source, pour l'humanité tout entière, de liberté disent les uns, d'émancipation disent les autres. Les précieuses photos d'Achille Duchêne présentées dans le dossier par Georges Vayrou témoignent bien de cette fascination. La préoccupation sociale explicitée audacieusement par les organisateurs, les responsables politiques donc, est celle de la place de l'art dans ces sociétés dominées par l'épanouissement technologique. L'articulation de l'utile et du beau ouvre une problématique du devenir humain vécue comme cruciale. Quelle place reste-t-il à l'art dans une société éprise d'efficacité pratique ? Le bonheur, que l'on croit être sur le point de saisir grâce à une augmentation de la production qui apparaît sans limites, grâce à une maîtrise humaine sans précédent des richesses naturelles, ne risque-t-il pas d'échapper une nouvelle fois à l'humanité si elle ne sait faire place à cette expression du sensible qui se manifeste dans l'art ? On sait la tension cruciale au sein, en particulier, de tous les mouvements émancipateurs hérités du XIXe siècle. Les Cahiers ont abordé la question dans un précédent dossier à propos des pratiques vestimentaires, expression d'un ordre social, de normes, mais aussi de quêtes esthétiques bien au-delà de la fonctionnalité du fait de se vêtir, qui peuvent conduire du côté de l'art comme de la consommation somptuaire.
La question mise au coeur de l'Expo 1937 nous permet donc de revenir également sur cet horizon d'une pensée qui, au XXe siècle, a rassemblé tous les courants politiques (ou presque), celle d'une « modernité » dont les développements techniques sont un bien, la contradiction portant sur la question du partage de ces fruits de l'intelligence et du travail humain, à l'échelle d'une nation comme de l'humanité, et sur la compatibilité du développement matériel et du déploiement de toutes les potentialités créatrices des êtres humains. Dès le vote initial, en 1934, qui fait de cette exposition non pas une exposition universelle mais une exposition internationale « des Arts et des Techniques appliqués à la Vie moderne », le choix est fort et motivé. Le commissaire général nommé par le gouvernement, Edmond Labbé, affirme qu'il s'agit de démontrer que l'art et la technique ne s'opposent pas mais que leur union est au contraire indispensable : « le Beau et l'Utile doivent être indissolublement liés ». L'archaïsme de l'opposition entre le beau et l'utile est une dénonciation devenue presque commune. Les divergences se portent sur la conception du « beau » et les avant-gardes se définissent alors par leur audace à mettre en oeuvre la beauté des élaborations techniques. Ce sont notamment des architectes, bien étudiés comme le rappelle Pascal Guillot dans son introduction au dossier et qui, comme Perret ou Le Corbusier, valorisent les techniques nouvelles de construction en en faisant l'esthétique spécifique de leurs créations. Les arts plastiques sont traversés par la même conviction dont l'une des expressions triomphales sera la décoration du pavillon de « l'Électricité » confiée à Raoul Dufy.
Enjeu crucial, ce rapport à la modernité induit en 1937 une conception fortement conflictuelle du beau. Au moment où la violence du régime nazi stigmatise certaines oeuvres d'art comme « art dégénéré » et promeut leur destruction, l'Expo est elle aussi traversée par ces tensions autour de ce qui fait art : les articles du dossier montrent la marginalisation des artistes les plus novateurs par le gouvernement de la République française, jusqu'à ce que l'arrivée au pouvoir du Front populaire change en partie la donne et l'on sait, par ailleurs, les hésitations du gouvernement républicain espagnol face à la toile de Picasso « Guernica », exposée dans son pavillon.
Ainsi l'Exposition de 1937, étudiée au prisme des enjeux culturels, ouvre-t-elle sur des problématiques sociales qui seront celles de l'après-guerre, reprises avec l'audace des lendemains de catastrophe et d'écrasement des valeurs conservatrices. Les vastes réalisations liées à la reconstruction et à l'expansion urbaine, la promotion de « l'art moderne » par les pouvoir publics, les combats pour faire de la création et de l'art une dimension de la vie de tous, seront autant de dimensions structurantes des projets politiques - conflictuels - des sociétés nouvelles, au moins jusqu'à ce que le néolibéralisme vienne balayer ces ambitions de pensée sociale globale. Par sa distance même, elle nous parle donc vivement de notre présent, que l'on redécouvre en écho bien dépourvu de réflexion globale sur les enjeux de l'art comme des techniques.
Ce nouveau numéro des Cahiers fait bien des années Trente les années d'acmé de contradictions sociales de long terme. On sait ce qu'il en fut des ravages causés alors par les idées d'extrême droite. Les Cahiers reviennent - et reviendront à nouveau prochainement -sur différentes formes à travers lesquelles ces idées se propagent. « Chantiers » interroge, à travers l'activité d'Édouard Drumont, sur la place de la caricature dans le développement de l'antisémitisme dans la France de la fin du XIXe siècle, tandis que la rubrique « Débats » propose une synthèse sur les usages faits par les extrêmes droites d'aujourd'hui des références à l'Antiquité. « Métiers » peut se lire lui aussi dans la perspective des années Trente. La rubrique ramène du côté des forces progressistes avec la communication de Roger Bourderon sur la contribution importante des femmes communistes à la Résistance, puis avec l'itinéraire du militant communiste Paul Fromonteil, interviewé par Héloïse Morel, des années de guerre aux luttes anticoloniales et aux constructions politiques de l'après-guerre, vues à travers la question de ses archives. « Un certain regard » et « Les Cahiers recommandent » proposent chacun à leur façon des aperçus sur l'histoire embarquée dans de multiples formes de la production culturelle. Ainsi, le retour dans un film récent du jeune cinéaste étatsunien Nate Parker sur la révolte de l'esclave virginien Nat Turner a bien des chances d'être une source de représentations sur les jeunes États-Unis esclavagistes, qui pèsera davantage avec sa charge de stéréotypes, nous dit la spécialiste Anne-Marie Bidaud, que bien des travaux d'historiens.
En attendant de retrouver nos lecteurs et lectrices pour un prochain dossier consacré à « Une histoire critique des sciences à l'époque moderne », nous les invitons à nous retrouver pour discuter des enjeux de notre élaboration collective, penser les fonctions de l'État, revenir sur l'histoire des bourses du travail dans le cadre des débats de la prochaine fête de l'Humanité. La rédaction des Cahiers sera heureuse de vous retrouver ensuite aux Rendez-vous de l'histoire de Blois, puis du 23 au 25 novembre aux cinquièmes Rencontres d'histoire critique autour des « Révolution(s) » à Gennevilliers. Et bien sûr, l'Association des ami-es vous attend pour susciter d'autres initiatives permettant aux Cahiers de mieux participer à la diffusion d'une histoire réflexive, en quête de compréhension globale de la complexité du social, dont notre présent a un urgent besoin.
XVIè-XVIIIè siècles. Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés à l'époque moderne. Académies et encyclopédies : l'exemple méconnu d'une académie des sciences à Lyon (1736-1758). Académies, ordre social et pouvoir politique à l'âge baroque : le cas des conférences du Bureau d'Adresse. La science à la cour de Versailles : mise en scène du savoir de démonstration du pouvoir. Un observatoire parmi les lieux d'observations du ciel : le projet de l'Observatoire royal de Louis XIV au prisme de son nom.
L'histoire des animaux inspire aujourd'hui un intérêt croissant. Son succès et son actualité sont directement proportionnels à son potentiel de problématisation des présupposés épistémologiques des disciplines historiques. L'histoire des animaux remet effectivement en cause un privilège anthropologique qui s'est exprimé, à l'époque moderne, non seulement en termes moraux et politiques, mais aussi en termes épistémologiques, et qui est à la base de l'exclusion des animaux du régime d'observation réservé aux phénomènes historiques et sociaux. Avec ce nouveau numéro des Cahiers d'Histoire, la rédaction essaye de faire la lumière sur cette thématique.
L'histoire des animaux inspire aujourd'hui un intérêt croissant. Son succès et son actualité sont directement proportionnels à son potentiel de problématisation des présupposés épistémologiques des disciplines historiques. L'histoire des animaux remet effectivement en cause un privilège anthropologique qui s'est exprimé, à l'époque moderne, non seulement en termes moraux et politiques, mais aussi en termes épistémologiques, et qui est à la base de l'exclusion des animaux du régime d'observation réservé aux phénomènes historiques et sociaux. Avec ce nouveau numéro des Cahiers d'Histoire, la rédaction essaye de faire la lumière sur cette thématique.
Penser et lutter contre la guerre. Pourquoi ne pas avoir conjugué cela au positif et évoqué plutôt la paix dans le titre de ce nouveau dossier ? La belle couverture de François Féret dit à sa façon cet engloutissement des rêves de paix dans les images de guerre. Qui oserait, sans crainte d'être accusé d'inquiétante naïveté ou d'aveuglement stupide, mettre aujourd'hui en exergue de réflexions sur la paix la légère colombe que Picasso dessina pour le Mouvement de la paix en 1949 ? L'introduction du dossier dit cette difficulté à travailler la paix dans un monde saturé de présences guerrières, dans la réalité de notre monde comme dans ses fictions. Appuyer sur le bouton de sa télévision revient à s'exposer à des images d'explosions, d'immeubles en ruines, de corps à terre, de morts, de blessés, dans un grand chaos de cris, de larmes, que ce soit pour faire la promotion d'une prochaine projection (attention Mad Max : Fury Road1 sera bientôt sur les écrans !) ou donner des informations sur un drame à la surface de la Terre. Nous avons tous encore en tête les sinistres images de dos noirs flottant dans l'eau de la Méditerranée ou celles des corps mutilés émergeant des décombres de Katmandou. En l'occurrence, il ne s'agit pas stricto sensu d'images de guerre, mais ces drames de la misère et de l'impéritie des dirigeants politiques concourent à forger la même idée d'une irrévocabilité de la violence et de la souffrance. Or, toute pensée de la paix et lutte pour la paix est un combat contre ce fatalisme et relève d'un projet optimiste de développement maîtrisé des sociétés humaines. On sait combien ces projets optimistes se fraient difficilement un chemin dans notre présent. Néanmoins, l'histoire de ces projets continue modestement à nourrir nos réflexions. Ainsi de ces socialismes dit « utopiques » que nous avons mis au coeur de l'un des dossiers des Cahiers de 2014, ainsi des résistances de ces « rebelles » aux injonctions du travail ou de l'ordre colonial, ainsi des propositions pacifistes qui sont au coeur du présent dossier2.
Concernant la question cruciale de la guerre et de la paix, le dossier est complété dans ce numéro des Cahiers par l'article de la rubrique Aux sources de l'histoire qui donne la parole à l'un des acteurs de cette opposition à la guerre. Christian Fiquet, qui a rédigé ce texte, a été l'une des peu nombreuses personnes qui ont refusé, pour des raisons diverses, politiques, religieuses, morales, de combattre pendant la guerre de la France en Algérie. Il a renvoyé son costume militaire et est devenu un « réfractaire ». Il défend la spécificité de cette démarche (par rapport à celles d'autres opposants à la guerre, objecteurs, porteurs de valises.) qui est un engagement pour la paix, formalisé dans un document écrit qui s'inscrit dans le cadre de l'Action civique non violente (ACNV). Christian Fiquet continue à témoigner de cette possible opposition à la guerre, payée de longs mois de prison et de peurs, possible grâce à une organisation collective.
Cette présence de la guerre d'Algérie dans les Cahiers se poursuit d'un numéro à l'autre, depuis plus d'un an, à travers différentes rubriques. Ici, outre ce témoignage, on retrouve l'actualité historiographique à travers les fiches de lecture de Didier Monciaud dans Livres lus. La rubrique publie aussi un compte rendu roboratif des Carnets de l'aspirant Laby, médecin dans les tranchées par Philippe Daumas, qui nous replonge dans l'horizon bouché de la Première Guerre, aux côtés de cet aspirant belliciste.
La guerre, décidément très présente en dépit de notre volonté de travailler et d'inviter à travailler les questions de la paix, nous la retrouvons encore dans Chantiers avec une analyse qui relève aussi de l'histoire des sciences, donc de l'histoire des sciences en guerre. Articulation bien connue, qui conduit certains à valoriser la guerre comme officine d'émulation scientifique. La guerre créatrice donc, et pas seulement dilapidatrice de richesses. Ici, Sylvain Di Manno parle de météorologie et d'aéronautique pendant la Grande Guerre et nous convainc sans peine de l'importance pour les armées de la mobilisation de ces savoirs scientifiques, mobilisation bien étudiée dans d'autres domaines et étonnamment peu autour de ces questions atmosphériques.
Cependant, les Cahiers abandonnent aussi la guerre et la paix pour nous ramener dans un présent des historien/nes où le temps coule un peu plus sagement. Raymond Huard a bien voulu évoquer pour les Cahiers la grande figure de son collègue dix-neuvièmiste, Maurice Agulhon, disparu au printemps 2014. Et Débats propose un long entretien du professeur d'histoire contemporaine Christophe Charle. Au cours de cet entretien, mené par notre collègue de la rédaction des Cahiers d'histoire, Chloé Maurel, le spécialiste des élites intellectuelles en France et en Europe aux xixe et xxe siècles affirme avec la grande simplicité qu'on lui connaît des choses fort importantes, dont ceci qui nous parlera à tous : « Les intellectuels entichés d'idées parfois étranges sont souvent incapables de comprendre l'histoire qu'ils vivent à cause de schémas théoriques a priori qui les aveuglent sur le présent ; les élites, mêmes les plus armées intellectuellement, échouent face aux crises les plus graves à anticiper l'avenir ». Mais de façon stimulante, il nous rappelle aussi nos responsabilités de chercheur/es. Même si nous ne nous estimons pas « grands couturiers », nous pouvons en « petit/es couturier/es » trouver dans ses propos une incitation à poursuivre nos travaux de diffusion de l'histoire vers un public qui n'est pas fait des happy few. L'historien répond en effet à une question sur son effort pour écrire des synthèses : « Si ce ne sont pas les spécialistes (les grands couturiers) qui fabriquent le savoir nouveau transmis à tous, le prêt-à-penser historique restera immobile et stagnant. Autant arrêter de diriger des thèses, de les soutenir, de soumettre des articles à des revues ou des communications aux colloques, si tout cela reste enfoui dans les bibliothèques, les disques durs d'ordinateurs ou les sites internet pour happy few. »3 Merci, cher Christophe Charle, de nous rappeler ces vérités et de nous encourager tous, jeunes et moins jeunes producteurs d'histoire critique, à sortir des revues académiques classées par une société intellectuelle déterritorialisée, des recherches de lignes pour les CV et autres bourses et chaires d'excellence, et à nous soucier de partager et débattre avec les citoyennes et citoyens dont nous partageons aussi les destins politiques et sociaux, en temps de paix comme en temps de guerre.
À ces fins, nous poursuivrons nos publications et nous pouvons dès à présent annoncer un prochain dossier travaillant l'histoire de l'Afrique dans le temps long, que l'historienne africaniste Catherine Coquery-Vidrovitch a bien voulu construire pour les Cahiers, ainsi que le lancement d'un cycle Cinéma-histoire des Cahiers qui ouvrira ce mois de juin 2015 par une projection et un débat autour du grand film des résistances africaines à la colonisation, Sarraounia, du trop rare réalisateur Med Hondo. Une soirée qui sera suivie le samedi 13 juin d'une rencontre de la rédaction des Cahiers avec contributeurs/trices, lectrices, lecteurs et ami/es pour que nous poursuivions mieux ensemble l'élaboration collective de cette histoire critique, que nous voulons aussi utile que libre, et outil de liberté.
Après un dossier qui a ramené la focale sur l'histoire de France et sur les signes ténus de la politique à travers mode et vêtement, les Cahiers d'histoire proposent un changement radical d'échelle d'analyse et de point de vue d'observation. Nous voilà embarqués du côté de constructions sociales et politiques en cours à travers l'ensemble du globe, qu'on peut rassembler, pour aller vite, du côté de l'« écosocialisme ». Pas du côté du « capitalisme vert », de celui des marchands qui marchandisent aujourd'hui, au nom du développement durable, les « droits à polluer » et qui prétendent promouvoir la « défense de l'environnement » en en faisant une nouvelle source de profit. Pas du côté de la surexposition médiatique des négociations de la COP 21 à la fin de l'année 2015, qui n'a d'égale que la faiblesse de son bilan politique. Les observateurs les moins téméraires saluent un « succès à confirmer », les plus lucides, comme Fabrice Nicolino, déplorent qu'une nouvelle fois les exigences d'une crise climatique aiguë n'aient pas trouvé de réponses politiques à la hauteur.
Parce que l'écologie et les rapports à la nature ne sont pas autre chose que des processus politiques réifiés par les discours et les actions, il devient nécessaire - sinon indispensable - d'ouvrir notre revue à un questionnement large sur une formulation ancienne d'une pensée politique tout à la fois écologique et socialiste. Nous devons nous situer du côté de ces mouvements massifs de nos sociétés qui, face aux désastres environnementaux, face à l'accroissement tous azimuts des inégalités, associent l'idée de l'égalité, du partage des richesses et celle d'un usage démocratique des ressources naturelles considérées comme un bien commun. Les initiateurs de ce dossier, Sébastien Jahan et Jérôme Lamy, non contents de nous faire parcourir la planète, s'appliquent en effet à montrer que des problématiques que l'on peut rapprocher de celles de « l'écosocialisme », tel que défini au XXe siècle, cheminent dans l'histoire des sociétés humaines bien avant que les mots de « socialisme » et d' « écologie » ne fassent partie du vocabulaire commun.
L'introduction du dossier justifie l'approche historienne. Les coordonnateurs relisent l'histoire de l'époque moderne à la recherche des expressions de cette sensibilité qui associe les malheurs des hommes à ceux qu'ils font subir à la nature. Si Marx occupe une place singulière dans le panorama composite des expériences écosocialistes, la diversité des propositions et des actions politiques dépasse très largement, pour les XIXe et XXe siècles, les seules références marxistes : des connexions avec l'anarchisme ainsi que des déploiements à partir des luttes anticoloniales ont contribué à densifier la synthèse anticapitaliste et antiproductiviste.
L'articulation entre industrialisme néfaste et dégradation environnementale est devenue une évidence de notre quotidien. Le courageux travail de Marie-Monique Robin et sa dénonciation du système agro-industriel en est une expression qui rappelle la critique plus ancienne de l'agronome René Dumont, présentée ici par Alexis Vrignon4.
5Le dossier rejoint aussi des approches théoriques mieux connues. Paul Ariès rappelle que le désastre écologique de l'URSS ne peut être séparé pour lui du choix politique autoritaire, alors que d'autres voies marxistes s'exprimaient dans le sens de la sensibilité écologiste. Mickaël Löwy, autour de Walter Benjamin, présente une autre articulation de la critique sociale de Marx à la matrice de l'écosocialisme, synthétisée dans son ouvrage : Écosocialisme. L'alternative radicale à la catastrophe écologique5.
Comment sortir des dogmes, mais aussi des modes de vie associés au productivisme ? Les voies alternatives à la démesure productiviste apparaissent comme jamais dans l'horizon des possibles politiques. Françoise Escarpit rend compte ici les luttes sud-américaines pour contrer les grands groupes industriels et mettre en oeuvre d'autres modèles, notamment à partir de la revalorisation politique des luttes des populations indigènes. La possibilité d'un « buen vivir », d'un vivre ensemble capable de concilier ambition socialiste et enjeux écologiques, n'appartient plus au seul domaine de l'utopie, même si les contradictions autour du « développement nécessaire », les pressions internationales (via notamment le marché des matières premières) menacent les projets écosocialistes d'Amérique du Sud. L'évocation par Matthieu Le Quang de l'Initiative Yasuní-ITT en Équateur fournit un autre exemple des alternatives politiques en même temps que de leurs limites. L'objectif de cette politique était de préserver un parc national en n'exploitant pas des réserves de pétrole, en échange d'une contribution internationale. La pression des pétroliers et le refus des États riches du Nord ont conduit le gouvernement équatorien à interrompre ce programme.
Ces expériences se conjuguent avec des approches théoriques sur l' « intersectionnalité » des luttes. Razmig Keucheyan souligne, dans son article, que si le croisement des questions autour des inégalités de classe, de genre et de race a été globalement balisé, la nature reste le grand impensé des positions critiques. Il faut donc envisager, selon cet auteur, d'introduire l'environnement comme un critère supplémentaire dans l'offre théorique émancipatrice.
On mesure combien les questions environnementales transforment l'agenda politique. Elles ne sont pourtant pas détachées des préoccupations politiques émancipatrices. Bien au contraire.
C'est dans cette perspective d'une interrogation historienne critique toujours renouvelée, que la rubrique « Chantiers » accueille une contribution d'Emmanuel Alcaraz sur l'opposition algérienne et ses « usages du passé ». On sait les catégories mémorielles minées par des réemplois distordus ou trompeurs. C'est en luttant contre les exercices imposés de mémoire officielle que les opposants parviennent, dans une perspective toute gramscienne, à proposer in fine une alternative culturelle et politique.
La problématique mémorielle et les tensions qu'elles génèrent au sein de la pratique historienne sont également activées par Georges Vayrou dans la note critique qu'il consacre à l'édition des Carnets d'un préfet de Vichy dans « Métiers ». L'ouvrage, publié sans appareil critique, ne cesse de témoigner de frictions importantes entre histoire et mémoire : les propos clairement antisémites du préfet Grimaud, son ambivalence à l'endroit de Pétain, mais aussi ses actes de résistance et sa déportation à Dachau, rassemblés dans ce livre, forment, pour reprendre les mots de Georges Vayrou, une « histoire (.) tragique » et un « témoignage ambigu ».
Chloé Maurel a recueilli la parole, rare, du jeune romancier Fabrice Loi. L'auteur de Pirates raconte sa rencontre - forte et puissante - avec l'Afrique, son passage par l'histoire, sa vision du travail manuel, sa joie de vivre à Marseille. Tous ces déplacements paraissent s'organiser comme un vaste cercle concentrique autour de la question d'un avenir à construire en commun sur des valeurs autres que celles du productivisme et de la technophilie.
Écosocialisme, mémoire, fiction, ce numéro des Cahiers peut se lire en suivant la diagonale foisonnante des formes les plus diverses de l'émancipation et de l'exercice critique. À l'heure du démantèlement annoncé du droit du travail, de l'obsession sécuritaire, du dogmatisme réactionnaire très en vogue dans les médias, ce numéro rappelle que des ressources politiques existent, nombreuses. Dans les prochains numéros, les Cahiers continueront à explorer cette texture politique de la critique : d'abord en interrogeant l'histoire de la caricature politique puis, en lien avec les prochains « Rendez-vous de l'histoire » de Blois, en creusant la question des circulations liées au travail comme à l'engagement politique. Il s'agit de poursuivre notre quête d'une pratique historienne résolument attentive aux espérances émancipatrices, que notre époque génère désormais à l'échelle d'une planète vécue et pensée comme une.
À l'heure où triomphe le sport-marchandise, les Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique entendent donner à voir les tentatives et les réflexions, les succès et les difficultés, les aboutissements et les renoncements de celles et ceux qui, de la Révolution française à nos jours, ont visé l'érection d'un sport tout autre.
Si le mouvement ouvrier s'engagea précocement sur cette voie, il ne fut pas seul, l'Église ne laissant pas de s'inviter sur ce terrain.
Toutefois, les difficultés rencontrées furent identiques et nombreuses.
Comment faire entendre la revendication d'un autre sport quand le sport dominant touche, attire et passionne un public si vaste, notamment parmi les classes populaires ?
Sur quel axe faire porter le coeur de l'altérité sportive visée ? Jusqu'où pousser cette alternative ? Jusque dans le renoncement à toute forme de compétition, au risque d'éliminer une dimension très populaire de l'activité physique collective ?
Faut-il, plus radicalement encore, renoncer absolument au sport, fruit intrinsèquement empoisonné, comme l'envisagent épisodiquement socialistes et communistes ? Faut-il bien plutôt exiger la démocratisation du sport, envisageant par là et dans le même temps son extension et sa transformation ?
Comment et dans quelle structure faire vivre cette ambition transformatrice ?
C'est à toutes ces questions que les partisans d'un autre sport on dû faire face, en France et au-delà. Ce sont ces expériences que ce numéro des Cahiers d'histoire s'emploie à retracer, des immigrés polonais de Montceau-les-Mines aux jeunes communistes des années 1920 en passant par les catholiques italiens des années 1970 et les organisations sportives du mouvement ouvrier nationales (la FSGT) et internationales (Internationale socialiste de Lucerne et Sportintern dans l'entre-deux-guerres). Un parcours qui interrogera le sportif, l'historien, le citoyen.
Moment étrange que nous vivons, où un gouvernement qui a tenté de se saisir des attentats de 2015 pour construire sur les peurs collectives un pouvoir politique fort se trouve confronté à une problématique en grande partie étrangère à son horizon, suscitée par des gens qui, non seulement ont oublié d'avoir peur, se rassemblent à tout va pour discuter, manifester, mais aussi se mobilisent hors de l'agenda gouvernemental ou organisationnel pour penser un avenir, dans l'ignorance volontaire de ce qu'en pensent les pouvoirs. A-t-on déjà vu pareille disjonction ? Certes, les mobilisations s'enracinent dans l'actualité de l'élaboration d'une loi cruciale qui détériore encore un peu plus les rapports de force dans l'entreprise aux dépens des salariés, mais elles s'élargissent selon des périmètres variables et de plus en plus ouverts. Entre celles et ceux des places et celles et ceux des institutions politiques, la fracture s'exhibe et témoigne de deux mondes qui se sont éloignés l'un de l'autre sans que, en dépit d'avertissements sévères, cela soit pris au sérieux. La répression devient la solution à une résistance de forme imprévue par les pouvoirs. C'est peut-être ainsi qu'adviennent de temps à autres des révolutions. Ou des reprises en main autoritaires. Tandis que les uns, en dépit de la mise en échec de la déchéance de nationalité, poursuivent la traque terroriste en même temps que la mise au pas des travailleurs, d'autres ferment les radios qui répètent en boucle les injonctions des pouvoirs politiques et économiques à l'échelle du globe, postent des réflexions sur les réseaux sociaux et s'assoient sur des places pour signifier l'évidence de leur existence sociale et leur droit souverain à penser les liens sociaux et à commencer à mettre en oeuvre localement ce fonctionnement autre. Du coup, la caricature politique prend elle aussi une signification sensiblement nouvelle et, singulièrement, celle des hommes d'État, ceux dont la production de caricatures contribue à faire des « grands hommes », renforçant leur place au coeur de l'espace social.
On comprend d'emblée que la caricature ouvre plus que jamais dans notre actualité des questions vives. Son analyse redonne à la production graphique une place dans les tensions sociales des sociétés passées qui lui a longtemps été déniée. Voilà un de ces nouveaux objets de l'histoire conquis avec enthousiasme depuis une quarantaine d'années. Repensons aux travaux rassemblés par Michel Vovelle en 1989, La Révolution française, images et récits, 1789-1799, redécouverte de l'incroyable fécondité en caricatures de la culture révolutionnaire comme contre-révolutionnaire. Les caricatures s'installent dans cette histoire culturelle du politique qui redonne à lire l'histoire politique, comme aussi une histoire de l'opinion et de la construction de l'opinion publique.
Associées à notre présent saturé d'images, ces images du passé apparaissent plus que jamais comme des actrices dont il faut comprendre le sens et la portée. Nombre d'expositions, de publications les ont fait mieux connaître. Guillaume Doizy et Pascal Dupuy sont de ceux qui contribuent à cet élargissement des analyses, à travers catalogues d'exposition, livres comme interventions publiques2. Dans le présent dossier, ils interrogent les réponses sociales à ce qu'ils nomment le « double caricatural ». Ils évoquent cette fascination réciproque : la caricature comme un « miroir du diable » qui fait « du dessinateur un démiurge et de la cible politique une victime potentielle totalement impuissante ».
Ces mots s'entendent aujourd'hui en écho aux drames récents associés aux caricatures. C'est à nouveau sur le religieux, plus que sur le politique, que les caricatures retrouvent une puissance redoutée. Caricatures de Mahomet dans un journal danois en 2005, menaces contre les journaux les publiant, difficile conciliation de la liberté d'expression et du sacré. Les mots, si rudement discutés de l'article 10 de la Déclaration des droits de 1789, reviennent : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». À la suite de l'attentat contre les locaux de Charlie Hebdo en 2011, le rédacteur Charb rappelait que les tentatives d'intimidation venaient de tous les fondamentalismes religieux3. Depuis a eu lieu l'assassinat collectif des dessinateurs de Charlie Hebdo, dont Charb, le 7 janvier 2015. La mobilisation a alors été spectaculaire autour de l'attachement à la liberté de la presse et, en particulier, celle des caricaturistes.
La presse est au coeur de cette crise mais d'innombrables sites ou pages personnelles transmettent, sans coût et à l'échelle du globe, des images vécues comme des menaces pour l'ordre social. Pourtant, les caricatures ne font pas l'opinion. Viviane Rouquier rappelle ici que la caricature, massivement de gauche, n'a pas empêché les succès d'Hitler en Allemagne. La caricature n'a pas ruiné non plus la popularité de Nicolas Sarkozy, candidat à la présidence de la République en 2007, puis président « bling bling ». La circulation rapide et massive des caricatures et les drames récents posent néanmoins avec une acuité nouvelle la question du mécanisme de réception d'oeuvres particulièrement sensibles au contexte, aux effets du temps et des lieux, expressions de l'actualité et d'un certain entre-soi culturel.
Plus spécifiquement, le dossier pose la question de la caricature des hommes d'État, ces individus, a priori masculins, occupant des fonctions de pouvoir de premier plan. Ils sont le plus souvent des chefs d'État, syntagme plus clairement xixe siècle, moins drapé dans une grandeur encore supposée « méliorative » par les dictionnaires et bien mise à mal. Notre présent et ses mobilisations collectives tentent de détourner de la fascination pour ces « grands hommes », devenus réellement « petits », pour paraphraser les mots de Victor Hugo à propos de Napoléon III, sujet de caricature pour les républicains français mais aussi italiens, évoqués ici par Paolo Moretti4. Outre les effets des scandales, la personnalisation du pouvoir, si favorable à la caricature, est attaquée en même temps que la présidentialisation des régimes démocratiques. Les critiques du fonctionnement politique excèdent de loin la critique de ceux qui l'incarnent.
Pourtant la caricature des hommes d'État reste un ressort efficace de la critique politique. Sans atteindre la vigueur connue en d'autres temps - ici, caricatures anglaises du Premier empire, caricatures de gauche de Hitler, caricatures de De Gaulle - le dossier rappelle que la cristallisation du mécontentement autour des « têtes » continue à fonctionner. Plantu a dit plaisamment combien Sarkozy lui manquait après 2012. Ce que les auteurs du dossier appellent « la fabrique médiatique en régime démocratique » conserve son efficacité et même un « président ordinaire » a lui aussi une carrière et une identité caricaturales, quitte à ce que ce double exprime un effacement des enjeux idéologiques et se polarise sur la vie privée. Ce n'est sans doute pas tant la caricature, omniprésente dans les manifestations, qui est devenue plus exotique depuis trois mois, mais peut-être celle des hommes d'État, extrême sensibilité de l'histoire au présent qu'exprime aussi ici notre rubrique « Chantiers ». Michaël Séguin y aborde l'enjeu, toujours vif au coeur de notre actualité, des publications sur l'histoire d'Israël. Il retrace l'histoire de la lutte idéologique livrée depuis le xixe siècle par les tenants de la création d'un état juif pour légitimer celui-ci. Il montre comment ceux-ci ont gagné la lutte fin xxe siècle aux dépens des défenseurs des droits des Palestiniens. Le texte reprend les étapes du débat crucial sur la « colonialité » d'Israël, rappelant à son tour combien les analyses historiennes sont ancrées dans les conflits du présent.
Changement d'échelle d'analyse, « Métiers » présente l'expérience de jeunes historiennes et historiens, étudiants/es en histoire allemands et français autour d'un lieu, la cote 108 à Berry-au-Bac, espace d'affrontements terribles de la Première Guerre mondiale. Pierre Le Dauphin expose comment l'historien, ici Fabien Théofilakis, construit de l'histoire à partir d'une demande sociale de mémoire (celle des habitants du lieu) et aussi initie à partir de cet objet singulier des jeunes aux méthodes de la recherche. Il s'agit d'un récit d'apprentissage de l'histoire, fait du côté de l'apprenant, ce qui n'est pas si fréquent.
« Métiers » retrouve aussi les sources de l'histoire à travers l'une des figures du féminisme du xxe siècle décédée cette année, Thérèse Clerc. Thierry Pastorello raconte la rencontre d'une existence singulière avec les grands combats de son temps, indépendance de l'Algérie, liberté sexuelle, droit à la vieillesse active, les continuités et les courageuses ruptures d'une vie. Des combats de Thérèse Clerc, notre présent incite à retenir particulièrement la création de lieux de vie basés sur l'autogestion et l'entraide, comme la Maison des femmes de Montreuil ou plus récemment les Babayagas.
Les Cahiers travaillent aussi la présence sociale de l'histoire, dans « Livres lus », dans « Un certain regard » ou dans les « Les Cahiers recommandent ». Pour « Un certain regard », l'historienne Nelcya Delanoë explique ce que dit de la société marocaine et de son histoire la condamnation du film de Nabil Ayouch, Much loved (« La beauté est en toi », titre arabe mieux choisi selon notre auteure) et les menaces reçues par le réalisateur et l'actrice principale du film, Loubna Abidar. « Les Cahiers recommandent » retrouvent la place si importante de l'histoire dans le cinéma contemporain, mais aussi dans la photographie ou la littérature.
Le numéro 132 (juillet-septembre 2016) des Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique intitulé « Partir, travailler, s'organiser XVIIIe-XXe siècles » vient de paraître. Y figure notamment un entretien avec Mohammed Ouaddane réalisé par David Hamelin : « Les enjeux d'une meilleure articulation entre immigration, travail, histoire et mémoire ».