Dans ces entretiens enregistrés pour France Culture de 1991 à 1996 à l'Infirmerie Spéciale de la Préfecture de Police puis à l'hôpital Sainte-Anne, Marcel Czermak, psychiatre psychanalyste, et Jean Daive, écrivain, radiographient ensemble, chacun dans son registre de parole - analytique pour l'un, phonétique pour l'autre -, un nouveau « malaise dans la civilisation », tel que le donnent à interpréter les pathologies psychiques auxquelles Marcel Czermak est confronté aux urgences psychiatriques : disparition, délire de négation, égarement, phobie, traumatisme, deuil, mélancolie, psychose... Les patients sont parfois présents dans la pièce, et leurs voix donnent relief à ce que Fitzgerald nommait « la fêlure » (The Crack up), ces coups qui viennent du dedans et « qu'on ne sent que lorsqu'il est trop tard pour y faire quoi que ce soit ».
Écouter, soigner en écoutant, entendre les bouches qui ne parlent pas ou qui parlent sans s'ouvrir est le travail de Marcel Czermak. La clinique et la pratique de la cure lui permettent de faire apparaître les structures individuelles et transindividuelles à partir desquelles se lève un diagnostic sombre sur notre temps.
Forme qui doit permettre de saisir " la vie sur le vif ", le documentaire, promesse de " vérité " répondant au sentiment général que l'heure est grave, semble aujourd'hui à la mode.
La dernière série des palmes de cannes est à cet égard symptomatique. on a aussi vu éclore à la télévision les " reality shows ", les feuilletons dits documentaires et la vague des " docu-fictions ". attisant, sous ses différents avatars, la curiosité du public, le documentaire (ou supposé tel) en vient même à se produire là où on l'attendait le moins : au théâtre. cet attrait serait-il lié au goût voyeuriste pour le sensationnel ou à l'avantage que présentent des coûts de fabrication moins élevés que ceux de la fiction? certes non.
De grands cinéastes continuent d'inventer de puissants métissages entre documentaire et fiction, qui savent nous révéler nos façons de voir et de croire, et éclairer le monde où nous évoluons. leurs inventions cinématographiques nous permettent de mieux distinguer les puissances respectives des deux genres, d'apprécier leur mélange bien compris, et de nous méfier des tours de passe-passe.
Au siècle dernier, Theodor Adorno (1903-1969) s'impose comme l'un des rares penseurs à oser prendre parti en faveur de l'art moderne et des avant-gardes. Sans attendre prudemment la consécration que le temps finit parfois par accorder à des oeuvres résolument nouvelles, le philosophe s'engage, dès 1923, dans les controverses artistiques, notamment musicales et littéraires, de l'entre-deux-guerres. C'est ainsi qu'il défend âprement contre ses détracteurs la nouvelle musique classique et les compositeurs Alban Berg, Arnold Schönberg et Anton von Webern. Il se fait l'avocat de James Joyce, de Paul Celan, de Samuel Beckett à qui il dédie la Théorie esthétique.
Peu avant sa mort, en 1969, Adorno comprend, toutefois, que sa théorie de la modernité est confrontée au déclin de l'art moderne, à l'apparition de la postmodernité, au triomphe du kitsch et à la suprématie de l'industrie culturelle. Il craint que l'art lui-même ne survive dans la société actuelle que sous la forme d'une culture docile, entièrement soumise aux impératifs de la rentabilisation marchande. Tel est bien, quarante ans après la mort du philosophe, le défi majeur que doit relever une création artistique préoccupée par la sauvegarde de son autonomie et soucieuse de se définir encore comme espace de liberté.
- Marc Jimenez
Créateur de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek de Hambourg dont l'actuel Warburg Institute de l'université de Londres affirme être la continuation, Aby Warburg (1866-1929) est demeuré en France une figure aussi légendaire qu'inconnue.
Les Gesammelte Schriften dont il est l'auteur sont cependant des textes de référence faisant autorité auprès de nombreux chercheurs qui s'intéressent aux débuts de la Renaissance à Florence, à l'Allemagne du temps de la Réforme luthérienne. Warburg contribue au renouvellement du concept de Renaissance stylistique par le problème qu'il fait sien, l'étude des stéréotypes formels empruntés à l'antiquité classique, qui servent à exprimer le mouvement et la passion.
Il s'intéresse en effet non point aux principes d'engendrement et aux règles de construction d'un espace géométrique ou perspectif, mais aux règles de la représentation d'un espace intérieur rendu visible sur l'écran plastique à deux dimensions par des procédés beaucoup plus mystérieux. Cependant le principe méthodologique auquel il se conforme lui interdit de dissocier l'étude des formes et celles des fonctions, l'étude de l'oeuvre de celle de ses usages sociaux et du monde de l'art dans lequel elle a été créée.
D'où une conception interdisciplinaire de l'histoire de l'art.
A quoi sert le journalisme en démocratie ? Que veut dire voir et faire voir le monde au présent ? Quel est le sens politique d'une telle activité ? Existe-t-il un journalisme « idéal », à l'aune duquel juger le journalisme « réel » ? Sur quelle base le critiquer, et pour lui indiquer quels chemins aujourd'hui ?
Dans cet essai stimulant, le premier à soumettre le journalisme à un questionnement philosophique, Géraldine Muhlmann montre qu'une double tâche est assignée au journalisme : faire vivre du conflit et tisser du commun au sein de la communauté politique. C'est finalement l'énigme de la démocratie qu'elle explore :
La coexistence de deux scènes, celle des actions et celle des représentants, la seconde offrant une issue symbolique aux conflits qui agitent la première.
Schelling, philosophe du " premier romantisme " (Frühromantik), situe très haut le miracle de l'art, clef de voûte et organon de la philosophie.
Dans le " système de l'identité ", l'art est révélation privilégiée de l'absolu. Mais le cours de philosophie de l'art, enseigné avec éclat à Iéna et à Wurtzbourg (de 1802 à 1805) a souffert de sa publication tardive (dans les oeuvres posthumes). C'est lui qui fournit la majeure partie de ce recueil. Xavier Tilliette, concepteur du volume, y a ajouté le magnifique " Discours des arts plastiques " de 1807 et d'autres exposés de grands styles.
Epris de la Renaissance italienne, féru d'Antiquité, Schelling, dans la mouvance de Winckelmann, de Goethe et de Schlegel, montre combien son romantisme est classique et même néoclassique.
" discours, figure constitue un parcours obligé pour qui veut comprendre la posture philosophique de jean-françois lyotard (1924-1998) et saisir la cohérence de sa pensée.
L'ouvrage, qui précède de peu l'economie libidinale (1974), s'inscrit dans le projet, jamais démenti par la suite, d'une " critique pratique de l'idéologie ". toutefois, discours, figure ne traite ni d'économie politique ni d'histoire mais de peinture ou, plus exactement, de cet " espace figural " présent aussi bien dans le discours que dans la figure. " il y a une connivence radicale de la figure et du désir " affirme le philosophe mais, à l'inverse de freud, qui ignore les expériences de la modernité artistique et tente de réduire cette connivence au langage et à la " bonne forme ", lyotard assimile le figural à une dynamique énergétique qui transgresse les codes habituels de la lecture d'images, qu'il s'agisse des tableaux de cézanne, de klee ou de monory.
Discours, figure introduit ainsi à une interprétation " intensive " et inédite de l'art moderne et contemporain. " marc jimenez.
A la fois journal intime et exposé de théorie esthétique, les Lettres à un Inconnu éclairent d'un jour nouveau les rapports complexes du couple Werefkin-Jawlensky (injustement éclipsé par le couple mythique de Kandinsky et Gabriele Münter), en même temps qu'elles développent une conception de l'art singulièrement nouvelle à l'époque, centrée sur le lyrisme symboliste des couleurs et des formes, conception qui a sans doute déterminé le grand tournant kandinskien de 1910.
Composée entre 1901 et 1905, la correspondance imaginaire de Marianne Werefkin avec " l'Inconnu ", symbole de son idéal artistique, prélude à la série des tableaux résolument modernes que l'artiste, après un silence de dix années, produira dès 1907 comme une contribution particulièrement originale au courant expressionniste européen. Les hautes aspirations de Marianne Werefkin à une création artistique pure, libérée du réel et consciente d'elle-même, qui s'expriment dans les Lettres, témoignent, tout comme son oeuvre, du rôle de précurseur de la grande artiste russe dans l'avènement de la modernité picturale en Europe.
Théâtre, cirque, danse et opéra n'ont cessé à travers le temps de (mé)tisser leurs relations.
L'auteur fait ici le point sur les perspectives ouvertes aujourd'hui par ces rencontres et s'interroge, à l'aide de quelques notions clés, sur les processus par lesquels scène et salle se démarquent du quotidien, s'inventent ensemble, s'énoncent, dans le moment de la représentation. Chemin faisant, il aborde le jeu du comédien, la mise en scène, le plaisir du spectateur, la place, les formes et les stratégies du spectacle vivant dans une société en mutation.
Grâce à différentes approches - analyses d'exemples, construction de systèmes d'explication, survol historique et relecture des positions dramaturgiques, examen des démarches critique et pédagogique, questionnaires du spectateur-, ce livre permet de saisir les enjeux actuels du spectacle vivant.
L'ouvrage de Jean Laude, magistralement documenté et riche de références aux " arts premiers ", analyse les rapports complexes entre la peinture française et l'art africain au début du siècle dernier.
Au terme de son étude, l'auteur évoque la fameuse déclaration de Picasso : " L'art nègre ? Connais pas ". Il précise : " Il n'y a pas d'art nègre, mais une manifestation du génie humain qui, à la suite des circonstances, s'est exprimée et développée en Afrique ". Jean Laude règle ainsi son sort au mythe du masque fang qui, selon Vlaminck, aurait, à la fois, engendré le cubisme et favorisé la naissance du fauvisme.
Il ne nie certes pas l'influence que l'Afrique exerça sur les peintres entre 1905 et 1914 - années décisives -, mais il insiste surtout sur l'idée que la fascination et la passion pour l'" art nègre " furent d'autant plus vives qu'elles répondaient à la curiosité esthétique de quelques peintres capables, à l'époque, de saisir et d'intégrer dans leurs propres recherches picturales les caractéristiques formelles des statuettes et des masques africains.
Près de quarante ans après sa première édition, le livre de Jean Laude témoigne d'une perspicacité particulière au regard des questions cruciales que posent aujourd'hui encore, et sans doute plus que jamais, les relations entre l'art contemporain occidental et les sociétés post-coloniales : " La vie moderne, la nécessité des échanges et des communications exigent que tout un secteur de l'activité humaine soit normalisé, standardisé.
[. ] Provisoirement, le temps d'une adaptation que l'on imagine fort courte, ne sont conservés que les aspects, de plus en plus extérieurs, folklorisants, de ce qui faisait la spécificité des cultures : de leurs modes, de vie, de leurs coutumes, de leurs arts, voire même de leur pensée ". Cette réflexion prémonitoire de Jean Laude confère à l'ouvrage sa véritable dimension humaniste et universaliste, loin de tout ethnocentrisme et dans le souci permanent de percevoir et de reconnaître pleinement l'autre dans et avec sa différence.
éric vigne est éditeur dans une maison indépendante. avis aux paranoïaques et amateurs de cryptogrammes : les analyses ici développées sont de sa seule responsabilité.
aujourd'hui, nous a enseigné george dickie, n'importe quel artefact peut être qualifié d'oeuvre d'art, pourvu que le " monde de l'art " en ait décidé ainsi.
l'une des ambitions de ce livre est de montrer par quels chemins, de marcel duchamp à l'art vidéo, en passant par jasper johns, andy warhol et les minimalismes, on a pu en arriver à un tel élargissement de la notion d'oeuvre. en retraçant cette évolution, c'est toute l'histoire de l'art moderne depuis 1912 qu'on écrira, étant entendu que l'art dit " contemporain " ne peut en être séparé.
Dans cet entretien réalisé en public le 9 mai 2006, François Soulages interroge Pierre Vidal-Naquet sur la place de l'image et de la photographie dans le travail d'un historien (qu'il s'agisse d'histoire contemporaine ou ancienne), sur leurs valeurs objectives et sur leurs importances comme témoignage. Ils reviennent également sur le parcours intellectuel de Pierre Vidal-naquet et sur ses engagements.
Le Chercheur et le quotidien (dont la première traduction a paru en 1987 chez Méridiens Klincksieck) est un recueil de textes sélectionnés à partir des Collected Papers (la principale publication d'Alfred Schütz - 1971) pour donner, au public français, accès à son oeuvre.
Passer du concept à l'objet. Voilà ce à quoi s'emploie, avec une rigueur, la démarche phénoménologique en général, celle de Schütz en particulier. C'est bien ce à quoi il convient d'être attentif quand on sait comment la sociologie est la cible, de nos jours, de nombreuses critiques. Toutes, d'ailleurs, ne sont pas infondées. Car, outre les lassantes et puériles querelles qui la déchirent, il faut bien reconnaître qu'elle a une fâcheuse tendance à être en retard d'une guerre concernant ce que Durkheim appelait les caractères essentiels de la vie sociale. Nombreux étant ceux qui en son sein continuent avec lassitude, ennui ou cynisme, à développer des thématiques éculées n'intéressant plus personne si ce n'est eux-mêmes.
Il y a donc un défi, et quelques moyens de le relever. Le Chercheur et le quotidien est du nombre et toute l'oeuvre d'Alfred Schütz pourrait être comprise comme une réponse à la lumineuse remarque de Max Weber : comme être à « la hauteur du quotidien » ? L'intérêt d'à présent, la thématique du quotidien, c'est bien cela qu'on va lire tout au long de ces pages, et c'est cela qui peut redonner à la sociologie une nouvelle dynamique. Non pas comme un nouvel objet à étudier, encore moins comme un nouveau système à appliquer, mais bien comme une mise en perspective, une assomption de ce qui se donne à voir.
" le meilleur gag de jean-jacques rousseau est de s'appeler vraiment jean-jacques rousseau.
Il est temps de le saluer comme un des réalisateurs les plus novateurs de l'histoire du septième art. réinventeur du cinéma forain des âges héroïques, cet autodidacte possède tous les talents, cultive toutes les curiosités, s'autorise tous les culots. a la fois producteur, scénariste, réalisateur, acteur et diffuseur de ses films, il pratique une autarcie radicale. il ose ce qu'aucun godard, aucun resnais, aucun fellini, aucun warhol ne se serait permis.
" jean-pierre bouyxou. jean-jacques rousseau (39 films, dont 4 longs métrages) apparaît toujours masqué en public et se présente lui-même comme " le cinéaste de l'absurde ". ce livre, coordonné par frédéric sojcher, explore son parcours, le convie à un abécédaire, véritable anthologie surréaliste, et recueille les témoignages de son équipe. édouard boer, benoît poelvoorde, bertrand tavernier et bien d'autres sont fascinés par cet ouvrier maçon, qui consacre toutes ses économies à son délire de cinéma.
Sa vie est romanesque et ses films hallucinants.
Même si leurs horizons semblent éloignés à première vue, les trois parties de ce livre - délibérément de synthèse et comparatif - convergent en fait vers un pôle commun : l'approche du thème de la modernité en art.
A une analyse critique de la théorie esthétique d'adorno et de sa philosophie pour la nouvelle musique, succède un essai sur forme et style où sont évoquées les recherches d'erwin panofsky et de pierre francastel sur les soubassements techniques et culturels qui commandent les grandes mutations. un dernier chapitre interroge l'anthropologie freudienne sur la manière dont la dimension esthétique plonge ses racines dans les profondeurs de l'inconscient (individuel et social).
La lecture de l'art n'est pas une : il y a toujours plusieurs interprétations possibles de la même oeuvre.
Il ne s'agit donc pas ici de retourner au xixe siècle et à l'académisme triomphant qui ne pouvait concevoir, en matière artistique, qu'un seul point de vue. au contraire, c'est un parcours critique à travers la diversité des approches de l'art, du xviiie siècle à nos jours, que nous propose ce livre.
Il tira vite de l'étui le couteau de la guillotine, et les bras écartés, droit sur ses étriers, Bénaben le brandit très haut, en entonnant Allons ! enfants de la patrie.
Les Bleus se retournant le virent, et, à la lueur des flambeaux, aperçurent le couperet. Il se dressait au-dessus des soldats comme le symbole de ta Révolution, son principe devenu glaive, - et cette apparition causa un frémissement parmi ces hommes. La déesse de la Terreur électrisa, lança leurs masses. La Marseillaise monta dans le ciel avec un battement d'ailes ardentes. Élémir Bourges (1852-1925), écrivain " fin de siècle ", passionné de Wagner, lié à Mallarmé, érudit et visionnaire, est l'auteur de la puissante trilogie romanesque : Sous la hache (1883), Le Crépuscule des dieux (1884) et Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent (1893), que " Cadratin " réédite pour la première fois depuis la mort de l'auteur.